Les écrivains sont-ils condamnés à l'auto-fiction ?
Par Bénédicte Parry, romancière. 19/03/2021
Temps de lecture : environ 15 minutes.
En juin 2018, j’étais à Tanger pour le Salon du Livre et des Arts organisé par l’Institut Français, qui m’avait fait l’honneur d’une invitation. Entre une intervention et une séance de dédicaces, je me suis glissée au fond de la salle de conférences pour écouter l’auteur Timothée de Fombelle parler de sa future trilogie jeunesse : Alma, l’histoire d’une jeune esclave africaine au XVIIIe siècle. Il fallait entendre la passion vibrer dans sa voix ! Il fallait voir ses gestes s’animer à l’évocation de ce projet qui lui tenait tant à cœur. Et pour cause ! Le romancier a confié ce jour-là que cette trilogie mûrissait en lui depuis l’enfance. Depuis les années qu’il avait vécues à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Depuis ce voyage familial où il avait découvert les forts construits autrefois pour abriter les « marchandises » du commerce triangulaire, et qui avait marqué son esprit et son cœur au fer rouge.
Un autre écrivain présent dans la salle, le franco-ivoirien Armand Gauz, a demandé le micro pour poser une question. Je ne me souviens plus de sa question. Ce dont je me souviens en revanche, c’est ce qu’il a dit en préalable. « Je savais bien que tu avais l’Afrique au cœur ! », s’est-il écrié en s’adressant à Timothée de Fombelle. « Quand je lis tes livres, il y a certaines phrases, je me dis que j’aurais pu écrire exactement les mêmes, moi qui suis Africain ! ». Les mots ne sont peut-être pas ceux qu’il a employés ce jour-là, mais l’idée est là.
Deux ans plus tard, en juin 2020, le premier tome d’Alma sort en librairies. Walker Books, l’éditeur qui a publié les précédents romans de Timothée de Fombelle en Angleterre et aux Etats-Unis, refuse de traduire Alma. La raison ? L’auteur est un homme blanc. Son livre raconte l’histoire d’une petite fille noire. Pour certains, cela s’appelle de l’appropriation culturelle, et c’est insupportable. L’éditeur anglo-américain ne veut pas prendre le risque.
Vague d’indignation.
Cette décision a déclenché une vague d’indignation dans le milieu littéraire français, sur fond de querelles médiatiques et universitaires autour des notions de « cancel culture » de « prisme identitaire » ou encore d’« américanisation ».
En effet nous avons du mal à comprendre une telle censure. Comme l’a dit Timothée de Fombelle lui-même dans un entretien accordé au magazine Le Point, « qu’un homme blanc puisse endosser le rôle d’une petite fille noire, qu’un écrivain puisse raconter l’histoire de la traite négrière du point de vue des esclaves même si cette histoire n’est évidemment pas la sienne, c’est pour moi la définition même de la littérature… ».
Un cri qui doit être entendu.
Pourtant cette décision n’est pas née de nulle part. Pour la comprendre, je crois qu’il faut accepter de retirer les lunettes filtrantes de ce que Lilian Thuram appelle la pensée blanche, afin de regarder en face, sans la minimiser, la réalité de ceux qui font partie de minorités dans nos sociétés « occidentales ». Si certains veulent aujourd’hui empêcher un homme blanc d’écrire l’esclavage du point de vue d’une petite fille noire, c’est qu’ils ont la sensation désespérée de ne jamais être entendus lorsqu’ils parlent de leur propre histoire. Le discours qui les concerne est majoritairement véhiculé par d’autres, et ils se sentent eux-mêmes censurés. C’est infiniment douloureux. Comment réagirions-nous si les seuls romans traitant, par exemple, de la France sous l’occupation, qui parvenaient à être publiés et lus par un large public – tissant ainsi l’imaginaire dominant sur ce sujet – étaient rédigés par des Allemands ?
Quelques mois plus tôt, en février 2020, une affaire similaire a secoué le milieu littéraire américain, autour de la publication du roman American dirt (dont l’héroïne, une libraire mexicaine fuyant un cartel, tente d’entrer illégalement aux Etats-Unis avec son fils) par l’autrice Jeanine Cummins, qui n’est pas mexicaine. Ses détracteurs lui ont reproché une certaine naïveté, l’usage de stéréotypes ou des incohérences. Mais surtout, c’est le fait de « prendre la place » des auteurs d’origine mexicaine sur ce sujet qui indigne. « Nous avons écrit ces mêmes histoires. Mais personne n’y porte attention car nous ne sommes pas blancs », argumentait alors Myriam Gurba, écrivaine américaine d’origine mexicaine, citée par Le Monde.
C’est un cri qui doit être entendu.
Nous écrivains, mais aussi éditeurs, libraires, professeurs, lecteurs, devons garder cela à l’esprit. Ce n’est pas un vœu pieux, c’est un devoir humain et une obligation légale. Car privilégier pour la publication, même inconsciemment, les récits d’auteurs blancs, les récits d’auteurs masculins aussi, cela s’appelle de la discrimination indirecte. Le sociologue François Héran l’a rappelé récemment sur France Culture : “La discrimination indirecte existe dans le droit : dans les directives européennes depuis 2000, et dans le droit français depuis 2008”.
Nous devons faire la traque à ces injustices immenses, partout où elles se cachent. Ne jamais croire comme une évidence que tous les auteurs ont également accès à l’attention du grand public. C’est souvent faux.
De bonnes questions, mais une réponse dangereuse.
Mais faut-il pour autant interdire aux écrivains de se saisir de personnages qui appartiennent à une autre catégorie sociale ou culturelle que la leur ? Les empêcher de s’emparer de pans de l’histoire qui, déconnectés de leurs propres racines, semblent devoir « appartenir » à d’autres ? Nous, auteurs et autrices, devons-nous nous contenter d’explorer le seul sujet sur lequel personne ne peut contester notre légitimité : nous-mêmes ? Sommes-nous condamnés à l’autofiction ?
Je réponds que non.
« J’aime les questions que pose cette notion [d’appropriation culturelle], moins les réponses qu’elle suggère », dit l’historienne de l’art Anne Lafont, citée par Le Monde en avril 2019. Je suis d’accord avec elle. L’effort nécessaire pour valoriser les points de vue divers dans l’art ne devrait pas mener à la censure ou à l’auto-censure de ceux qui sont considérés comme appartenant à des groupes dominants.
D’abord parce que cela serait tout simplement répondre au racisme par le racisme. Il y a quelques jours sur France Inter, Sophia Aram réagissait au tollé provoqué par le projet d’un éditeur hollandais de faire traduire l’œuvre de la poétesse afro-américaine Amanda Gorman par une traductrice blanche : « Le problème, c’est qu’un monde où la couleur de peau est un critère de choix, de sélection, au même titre que le talent, la connaissance, la sensibilité, la capacité d’un traducteur à se mettre au service, à épouser, à habiter l’âme de l’auteur… C’est un monde raciste. (…) En réalité ces antiracistes qui vocifèrent contre le choix d’une écrivaine rose pâle pour traduire une poétesse marron foncé sont racistes », faisait remarquer la chroniqueuse.
Mais au-delà de ce constat, j’aimerais souligner ici à quel point ce type de censure ou d’autocensure serait contre-productif dans la lutte même contre le racisme et pour la reconnaissance des droits des minorités.
Et ce au moins pour trois raisons.
- Connaître notre histoire commune est indispensable pour déconstruire les préjugés.
D’abord si nous voulons attaquer le racisme à sa racine, il faut que tous, quelle que soit notre origine ou notre couleur de peau, nous connaissions notre histoire.
Il me semble faux de considérer qu’un moment historique « appartiendrait» seulement à ceux qui en ont été victime ou à leurs descendants. Pour reprendre le sujet du commerce triangulaire et de l’esclavage qui est la toile de fond d’Alma, les Africains déportés et esclavisés n’ont évidemment pas été les seuls acteurs de cette triste page de l’histoire. Le roman met d’ailleurs en scène une large galerie de personnages autour de son héroïne : marins de tous horizons engagés sur les navires négriers, Africains marchands d’esclaves, gouverneurs de forts européens, armateurs rochelais… Et c’est cette diversité de points de vue qui permet d’éviter l’écueil du manichéisme.
« Tout ce qui est soumis au contact de la force est avili, quel que soit le contact. Frapper ou être frappé, c’est une seule et même souillure. », écrivait la philosophe Simone Weil.
Nous, Français blancs, même si nous ne sommes pas tous descendants d’armateurs ou de commerçants enrichis par la traite, avons besoin de connaître et de regarder en face cette souillure afin de comprendre les conséquences qu’elle a encore dans nos vies, polluant jusqu’à aujourd’hui nos pensées et nos imaginaires, le plus souvent à notre insu. Pourtant, au-delà des cercles universitaires, l’histoire de la traite atlantique et de l’esclavage est encore bien mal connue par la population française. « On ne peut pas comprendre l’histoire moderne et nos sociétés contemporaines – pourquoi la France a des DROM, pourquoi il y a du racisme, des discriminations et des inégalités… – sans connaître l’histoire de la traite et de l’esclavage. Ces phénomènes ont des racines dans cette histoire qui est connue des spécialistes mais qui reste en marge du grand récit national. Tant que ce sera le cas, on va entretenir des préjugés liés à la couleur de la peau. » explique l’historienne Marie-Albane de Suremain dans un entretien accordé au journal Le Monde.
Des efforts en cours pour connaitre notre histoire.
Des efforts sont en cours pour faire mieux connaitre ce moment historique. La ville de Bordeaux, par exemple, a commencé depuis une quinzaine d’années un travail colossal pour rendre visible au grand public ce qu’elle doit à l’argent de la traite, notamment sur le plan architectural. Une exposition permanente au musée d’aquitaine, inaugurée en 2009, est consacrée au commerce atlantique et à l’esclavage. Les visiteurs peuvent également suivre un parcours mémoriel dans la ville, jalonné de plaques commémoratives, d’expositions d’archives ou encore d’œuvres d’art, comme la statue de l’esclave Modeste Testas, réalisée par un artiste haïtien. Quiconque visite Bordeaux ne peut plus ignorer le lien étroit entre son affluence passée et la traite atlantique.
Mais ce n’est qu’un début dans notre pays. Les programmes scolaires, par exemple, semblent être encore très parcellaires sur le sujet. « Les secondes générales et technologiques ne découvrent la question de la traite et de l’esclavage que d’un point de vue économique. Et l’esclavage est réduit au développement de l’économie sucrière dans les îles portugaises et au Brésil. Comme si c’était un phénomène extérieur à l’histoire de la France. » regrette Marie-Albane de Suremain.
Dans ce contexte, un roman comme Alma est un jalon important, puisqu’il permet aux jeunes lecteurs de se plonger dans ce drame de notre histoire. Cela s’inscrit pleinement dans l’effort collectif qui nous permettra de regarder notre histoire en face. Qu’il soit écrit par un homme blanc n’y change rien. Cela s’est passé il y a plus de 200 ans. Un descendant d’Africains esclavisés aurait-il eu moins de recherches à effectuer qu’un homme blanc pour écrire ce roman avec la meilleure précision possible et placer ses personnages au plus près de la réalité de l’époque ? Certainement pas.
- Faire des écrivains des porte-drapeaux, c’est transformer le champ littéraire en une guerre de tranchées.
La question semble plus délicate lorsqu’il s’agit d’écrire non pas un moment de l’histoire, avec le recul que cela suppose, mais une réalité contemporaine, comme c’est le cas pour la migration illégale de Mexicains vers les États-Unis dont on a parlé plus haut. Sur des sujets comme celui-là, des témoignages de première main existent. Et il est certain que seuls ceux qui ont vécu ces expériences sont légitimes pour témoigner de leur propre histoire. Éventuellement avec l’aide d’un écrivain professionnel, comme ce fut le cas de Malika Oufkir, qui a co-écrit L’étrangère, récit des années d’emprisonnement de sa famille dans les geôles marocaines, avec la journaliste et romancière Michèle Fitoussi. Ou bien il s’agit de journalisme d’investigation ou d’infiltration, et cela est assumé comme tel.
Mais une œuvre de fiction littéraire n’est pas un témoignage et ne se présente pas comme telle : c’est un travail de créativité et d’imagination. En confondant les deux, on force les écrivains à quitter le domaine de la littérature pour entrer dans celui de la représentation, au sens politique du terme. Et cela remet dangereusement en cause le statut d’artiste et de création.
Un œuvre d’art est l’expression d’un artiste, pas celle d’une communauté à laquelle il est censé appartenir. Si l’on oublie cela, on risque d’enfermer les artistes dans un rôle de porte-drapeau, et de leur fermer de facto tous les autres champs d’expression de leur créativité. Or les premières victimes de cet enfermement seront malheureusement les écrivains et artistes appartenant à des groupes minoritaires. Avec de tels raisonnements on ne résout pas le problème du racisme, on le déplace.
Le risque de réduire les écrivains au rôle de témoins.
C’est ce que pointe du doigt l’autrice indienne et professeure de littérature de langue anglaise Sumana Roy, dans un article paru en février 2021 dans la revue universitaire américaine The Chronicle of higher education. Selon elle, alors que les écrivains américains étudiés à l’université, majoritairement des hommes blancs, peuvent se permettre d’écrire sur tous types de sujets pour accéder au graal des syllabus universitaires, les écrivains non blancs se doivent, eux, d’être « des guides de leur culture, chargés du fardeau de satisfaire la curiosité intellectuelle du monde blanc ». Autrement dit, ils ne sont considérés et étudiés qu’en tant que représentants de leur culture d’origine. « Comme des plasticiens ou des artistes du spectacle vivant représentant l’Inde dans des « Festivals indiens » à l’étranger », résume Sumana Roy. Et elle remarque qu’à l’intérieur même de l’Inde, un processus identique est à l’œuvre pour les écrivains d’origine défavorisée, par exemple des Dalits, qui sont publiés et lus avant tout en tant que représentants de leur caste, avec une commisération dont ils se passeraient volontiers. Les auteurs issus de groupes minoritaires sont lus et étudiés s’ils écrivent ce que Sumana Roy appelle « une littérature qui ressemble à une parade du jour de la République », c’est-à-dire s’ils décrivent par leurs mots les réalités du groupe auquel ils appartiennent, au sens folklorique de l’exercice. Mais s’ils essaient d’écrire autre chose, s’ils tentent d’innover par le sujet ou par la forme, comme peut souhaiter le faire n’importe quel écrivain, ils n’intéressent plus personne.
Il y aurait donc d’un côté des écrivains blancs, de préférence mâles, autrefois autorisés à écrire sur tout sujet de leur choix mais de plus en plus muselés au nom de l’appropriation culturelle, et de l’autre, des écrivains issus de minorités, réduits au seul rôle de représentants de leur groupe d’origine et indésirables dès qu’ils tentent de poursuivre leur recherche artistique au-delà de ce carcan. Chacun reste dans son coin, évitant soigneusement de s’intéresser au monde de l’autre. Aucune perméabilité, aucun échange, aucune compréhension. C’est la guerre de tranchées.
Une négation de la littérature comme art.
Et au-delà, un dialogue de sourds.
La recette parfaite pour que les préjugés perdurent.
- Les écrivains peuvent être des atouts précieux dans la lutte contre les préjugés.
Alors comment faire, au contraire, pour déconstruire ces préjugés, favoriser le respect entre différents groupes sociaux ou raciaux, éliminer les discriminations et abandonner peu à peu les relations dominants/dominés au profit d’autres relations, tout simplement humaines ?
Dans La pensée blanche, Lilian Thuram rapporte un entretien sur ce sujet avec Achille Mbembe. Voici ce que dit le philosophe camerounais : « Nous ne cesserons d’être noir ou blanc que si nous apprenons à devenir humain, d’abord humain et rien qu’humain. Devenir humain, c’est inventer quotidiennement et inlassablement des possibilités de rencontre avec d’autres humains sur la base de l’affirmation selon laquelle nous sommes « comme tous les autres ». Il s’agit d’aller vers l’autre en se plaçant, d’entrée de jeu, dans une position d’égalité fondamentale. Au fond, ce que je dis est très républicain. Humaniste. Le mettre en pratique suppose de revenir aux sources, à l’essentiel de ce que dit le terme d’universalité, car l’égalité est la condition sine qua non de l’universalisme. Bien compris, l’universalisme veut dire faire monde avec d’autres. Pas sans eux, pour eux ou contre eux. »
Avec.
Les blancs avec les non-blancs. Et les non-blancs avec les blancs. Sans censure, ni d’un côté, ni de l’autre. Sinon le dialogue n’est plus possible, la rencontre avec l’autre ne se fait plus.
Et pour favoriser ces « possibilités de rencontre », lorsque ceux qui ont été séparés en « eux » et « nous » se tiennent de part et d’autre de fossés trop profond, il faut parfois faire appel au truchement d’hommes et de femmes un peu plus préparés que d’autres à faire un pas au-dessus du vide. Des gens capables de créer des passerelles de compréhension sur lesquels d’autres pourront s’aventurer sans crainte.
Trouver des compagnons de route.
« Il faut trouver des femmes et des hommes disposés à nous accompagner.», dit encore Achille Mbembe, parlant des blancs. « Ils ne feront peut-être pas tout le chemin avec nous. Certains ne nous accompagneront que sur vingt kilomètres, cinquante kilomètres, soixante-quinze kilomètres sur les cent qu’il nous faut parcourir. Peu importe. Car pour avancer, nous avons besoin de compagnons. Il nous faut savoir les accueillir en sachant qu’ils apporteront, chacun et chacune, ce qu’ils peuvent. Ce qui est important, c’est le mouvement, la mise en branle, en marche. »
Qui sont-ils, ces compagnons de route ? Ce sont, selon les mots de Lilian Thuram, des hommes et des femmes non issus de minorités visibles, qui ont osé « se libérer du masque de la pensée blanche ». Il cite de nombreux exemples historiques ou contemporains dans son livre : hommes politiques, militants pour les droits civiques ou pour l’aide aux migrants, journalistes d’investigation, athlètes, ou encore écrivains. Oui, écrivains. Des écrivains blancs comme Timothée de Fombelle. Je pourrais ajouter à cette liste d’autres catégories de personnes qui sont, par leur expérience personnelle, prédisposées à œuvrer, souvent dans l’ombre, pour la déconstruction des préjugés : les bi-nationaux, bi-culturels, et tous les déplacés, volontaires ou non, qu’ils soient réfugiés, immigrants ou expatriés. Tous connaissent le grand écart entre les cultures. Tous ont appris en le vivant dans leur chair que chaque homme, chaque femme sur cette Terre porte un certain nombre de paires de lunettes filtrantes, et qu’il est possible de les enlever.
Le rôle particulier des écrivains.
Arrêtons-nous un instant sur la position particulière des écrivains. Nous, écrivains, de par notre sensibilité et notre pratique, nous sommes entraînés, au sens athlétique du terme, à nous glisser dans la peau de personnages différents de nous, afin de saisir leur réalité, la spécificité de leur expérience, et de pouvoir l’écrire. Cela fait de nous, je crois, des « compagnons de route » particulièrement pertinents. Et particulièrement efficaces, aussi. Car les œuvres littéraires ont une capacité incroyable : celle de proposer au lecteur l’expérience unique de vivre un moment de la vie de quelqu’un d’autre. Ceux qui lisent le savent : s’identifier au personnage principal d’un roman, c’est expérimenter de l’intérieur, le temps d’une lecture, une autre réalité que la sienne. C’est toucher du doigt de manière intime ce que vit quelqu’un d’autre.
Quelle meilleure manière de faire tomber les préjugés ?
Pouvoir et responsabilité des écrivains.
Nous, écrivains de tous bords, avons un rôle important à jouer dans le combat contre les préjugés et les discriminations. Si l’on nous laisse faire notre travail, nous pouvons contribuer à favoriser la compréhension entre les êtres humains. Beaucoup d’entre nous s’engagent d’ailleurs depuis longtemps, notamment dans la littérature de jeunesse, pour lutter contre les préjugés liés au genre, à la couleur de peau ou encore au handicap… Ce n’est jamais assez, jamais parfait. Mais cela contribue à faire avancer les choses. « Ce qui est important, c’est le mouvement », dit Achille Mbembe.
Mais le pouvoir extraordinaire que nous avons de contribuer à façonner l’imaginaire collectif de notre société vient avec une grande responsabilité : celle de veiller à ce que nos productions contribuent en effet à réduire les préjugés, et non pas à les cristalliser. Pour cela, à la lumière des questions que pose cette notion d’appropriation culturelle, je crois qu’il est de notre devoir de prendre deux engagements fondamentaux. Celui de toujours faire les recherches nécessaires à notre compréhension la plus intime possible des sujets que nous choisissons. Et celui de ne jamais oublier qui nous sommes, et d’où nous parlons.
Dans le cas d’Alma, il me semble qu’on peut dire avec confiance que ces deux engagements ont été tenus. « Le bon côté tout de même de ces procès en légitimité est que l’on est contraint de redoubler de vigilance. » disait Timothée de Fombelle dans son entretien au Point. « Je suis un homme blanc du XXe, je ne suis pas historien, alors pour raconter une jeune fille noire du XVIIIe, je me suis vraiment beaucoup documenté, j’ai consulté des archives, des journaux de bord, j’ai beaucoup lu sur l’Afrique ancienne et j’ai voyagé. Je procède ainsi pour tous mes livres, mais pour Alma, cela représente des années de travail. Il fallait que je sois digne de mon sujet. »
Le mot de la fin, j’aimerais le donner à Armand Gauz, l’auteur franco-ivoirien qui, au début de cet article, intervenait à Tanger lors de la conférence de Timothée de Fombelle. Nous le retrouvons en septembre 2018 lors d’une interview sur Le Media. « Moi mon rôle d’écrivain c’est quoi ? », dit-il. « C’est de fabriquer l’abîme intellectuel dans lequel les gens vont se sentir à l’aise et penser le monde de l’autre. »
Je ne l’aurais pas mieux dit.